lundi 23 avril 2012



Vols de vaches à Sainte-Trique
ou
Comment des veaux des champs deviennent des veaux de ville...
Chapitre 4
*
Septembre voyait ses derniers jours disparaître et le soleil devenir de plus en plus paresseux, un peu plus pressé chaque soir de se coucher derrière l'horizon. Sainte-Trique, noble village de notre belle patrie, mère d'un grand général ayant servi la Troisième République dont nous reparlerons à l'occasion et dont le nom déjà, à la seule évocation de ce héros, est sur toutes les lèvres de nos lecteurs, Sainte-Trique, donc, allait connaître une de ces étranges affaires qui font la gloire d'une gendarmerie lorsque l'énigme est résolue et les coupables bouclés.

Ce matin-là, alors que Lagarrigue tapait un rapport avec application et avec deux doigts de thé citron en guise de déjeuner, une série de coups de sonnette, dont on sentait que celui qui appuyait sur le contacteur devait être passablement énervé, le fit sursauter. Par interphone, Lagarrigue fit les sommations d'usage: Qui est-ce? Quel est le motif de votre visite?



- C'est moi! C'est pour mes veaux!
- Qui ça? Vous?
- Lagotriche! Tibulin Lagotriche de la ferme des Hauts-où-le-Vent-Hurle. C'est pour mes veaux!
- Je veaux ouvre! Pardon! Je vous ouvre!
Lagarrigue se trouva devant un Tibulin gras et passablement énervé. Le gendarme de fit asseoir.
- Je vous écoute, monsieur Lagodiche!
- Lagotriche! Voilà! Gendarme! Ce matin, comme tous les matins, je suis allé voir mes vaches et leurs veaux dans l'étable à trois cents mètres de chez moi. Tout avait l'air normal! Mais en ouvrant la porte, j'ai failli m'évanouir. Les sept vaches grasses étaient là mais orphelines de leurs veaux.
Lagarrigue se fit intérieurement la remarque qu'il y avait comme une inversion mais il n'interrompit point son interlocuteur.
Plus de veaux! Vous vous rendez compte! Même pas un! Rien! Que des vaches-mères aux regards éplorés, aux pis à lait prêts à exploser! J'ai fait un tour d'étable! Rien! Aucune trace de mes sept beaux veaux! Quant au taureau, il était visible qu'il avait les boules et que, s'il avait pu parler, il m'aurait dit où étaient passés ses enfants, ses pauvres enfants.



Ah! Mes veaux, où êtes-vous? Volés? Mes beaux veaux! La place! Je suis allé sur la place de Sainte-Trique, je n'ai rien remarqué de suspect, je suis alors entré dans l'église pour prier Saint-Antoine, car je suis dévot! Et me voici à la gendarmerie!
- Je vais prendre votre déposition avec plainte contre X, dit Lagarrigue. Sept veaux d'un coup, il faut une belle bétaillère! Et ils avaient un nom vos veaux volés?
- Mes veaux volés pratiquement sous mes volets? Oui : Jack, le fils de Marguerite une dure de la race, Lionel, le fils de la Joséphine, François, le veau de ma Hollandaise, La Royale, la fille de la Ségolène, les deux jumelles Bogue et Danophe, filles de la Grasse Houillette...
- Il en manque un! fit remarquer Lagarrigue.
- Récapitulons: Jack, Lionel, François, La Royale, Bogue et Danophe! J'y suis : c'est Tantine, la fille de la Burgos! (note à l'intention des moins de 50 ans: La tantine de Burgos est une chanson d'Henri Génès (Tarbes 2 juillet 1919-Paris 22 août 2005) Acteur et fantaisiste français, Henri Génès a aussi interprété avec brio: La vaca maladiva, titre dont la poésie ne peut échapper et qui a failli être récompensé par le prix "Pas de Cloche" ou, en anglais "No-Bell", prix consacré à la promotion des beaux bovins. Ndl'A.)
- Vous donnez des prénoms d'humains à vos animaux? demanda Lagarrigue.
- Bien obligé, on donne des noms de vaches aux enfants maintenant: Cannelle, Fleur, Tisane, Capucine!
Lagarrigue convint que le Père Lagotriche n'avait pas tout à fait tort.



La déposition enregistrée, Lagarrigue décida d'aller enquêter sur place. L'étable était telle que l'avait décrite Tibulin, moderne, bien équipée pour la traite et la re-traite de ses habitantes. Et à la place des sept veaux: sept anneaux vides. Le voleur ou les voleurs des veaux avaient travaillé très proprement: rien d'abîmé. Seul, un veau laid restait les yeux mi-clos, l'air triste, tandis que la brise faisait grincer un volet mal fermé.



En bon professionnel Lagarrigue prit quelques photos, releva des échantillons de paille, mais il était assez pessimiste. Il craignait une affaire d'abattage clandestin et comme rien ne ressemble plus à une côtelette qu'une autre côtelette, l'enquête serait difficile. Il ne cacha pas cette conclusion à Tibulin qui de désespoir se mit à pleurer comme... (ici l'auteur par respect pour le désespoir du père Lagotriche arrêtera là sa comparaison)



Et le temps passa sans que le mystère ne fut résolu, quand, un beau matin, Lagarrigue tomba sur un article de presse qui retint toute son attention. Il lu: Au grand salon des Artistes Contemporains Gare de Paris, une installation fera sans doute le bonheur d'un public citadin, celle du génial Amo Vible. En effet cet artiste mondialement reconnu -sauf par ses parents auxquels il fait honte- expose sept veaux enchâssés chacun dans une gangue de résine transparente. Le génie de cet artiste est de rendre la mort vivante et de figer l'instant du passage de la vie au trépas. Chaque veau exposé dort, semble-t-il, paisiblement, comme Blanche Neige contemplée par ses sept nains, comme l'enfant qui sommeille dans les entrailles maternelles, le poil intact et l'air bovin sauvegardé. (là, le journaliste ne parle plus de l'enfant mais des veaux Ndl'A pour les lecteurs égarés.)



Amo Vible - de son vrai nom Gérard Inier- offre au visiteur du Salon des Zarts Contemporain l'instant freudien tant recherché tel le point G. 
Ce "G" annonciateur de la Gnose et non pas de la Gaudriole nous conduit dans la voie de la découverte d'un concept à mi-chemin entre le complexe d'Oedipe et la frustration d'une sexualité non encore dévoyée par une société au libéralisme contraignant. (ou déVEAUyé pour rester fidèle aux modèles). Oui le grand Amo Vible installe définitivement le figé dans l'éternel, le transparent dans le social, le glaçon dans le pastis, la main de ma soeur dans la culotte d'un Zouave, symbiose d'une culture dont les racines agricoles et rupestres d'hier irriguent encore aujourd'hui les citadins et les citadindes...



Lagarrigue arrêta là sa lecture. Il appela sur le champ Tibulin.
- Avez-vous lu le journal ?
- Non mais il est sur mon porc table. Je m'y mets!
- Votre portable? demanda Lagarrigue.
- Non! sur mon porc table ou si vous préférez ma table de salon: c'est un meuble qui a des pieds de cochon et un plateau de verre!
Lagarrigue coupa court à ces explications obscures pour lui:
- Venez d'urgence à la gendarmerie, je crois que nous avons du nouveau sur vos veaux!
- J'arrive au galop!
Deux heures plus tard, Lagarrigue et Tibulin arrivèrent à la même conclusion:
- Une visite de ce salon s'impose!
Ainsi, huit jours plus tard, Lagarrigue et Tibulin débarquèrent à Paris, leur TSTGV (Train Sainte-Triquois à Grande Vapeur, ce qui évite les pannes de caténaires mais oblige les employés de la SNCF à aller au charbon Ndl'A).
Les deux hommes eurent immédiatement l'impression d'entrer dans une fourmilière géante: ça s'agitait dans tous les sens, ça se bousculait, ça se regardait furtivement, ça s'épiait craintivement, ça se soupçonnait, ça se haïssait copieusement sans se connaître, ça s'invectivait grossièrement. Bref, pas de doute, ils étaient bien à Paris.
- Si c'est la plus belle capitale du monde, on se demande comment doivent être les autres! fit remarquer Tibulin.
- Ah! Paris-Lutèce! Lutèce qui signifie "ville de boue"!
- Ville "debout"? demanda Lagotriche, en épelant.
- Non! "de boue" de gadoue.... Mais notre mission n'est pas de dire du bien de Paris mais d'aller rencontrer Amo Vible. Il nous attend à la Gare de Paris, cet ensemble désaffecté transformé en temple de la Conn...
- Connerie? interrompit Tibulin.
- ... de la Connaissance Artistique corrigea Lagarrigue.



Nos deux Sainte-Triquois s'entassèrent la bétaillère souterraine entre un grand escogriffe mal réveillé et un petit noir très sympa qui entama la conversation avec eux et leur proposa d'aller prendre un café crème ensemble quand il s'aperçut que ses deux interlocuteurs étaient provinciaux.
Lagarrigue, en civil, déclina à grand regret la proposition: trop peu de temps!
- Sympa, ce parisien! dit Tibulin.
- Vous ne l'avez pas reconnu?
- Ma foi, non...
- C'est Ori Gami!
Époustouflé, Tibulin répliqua:
- Le "VRAI"!
- Évidemment le "vrai" répondit le gendarme. Le grand footballeur de l'équipe de France! Ori Gami dont tous les enfants passionnés de football découpent les photos dans les journaux!
- Et il prend le métro! dit à mi-voix Tibulin admiratif
- Ori Gami gamin allait à tous ses entraînements ainsi: il prenait le métro puis le RER pour arriver au stade, il a gardé cette habitude. Et comme les Parisiens ne se regardent pas entre-eux, ce grand sportif traverse tout Paris sans être importuné.
Un grand silence se fit. Lagarrigue et Tibulin étaient à cinq minutes de leur rendez-vous.
L'auteur les laisse donc en répit et va en profiter pour boire le café refusé plus haut... A tout de suite!
Lagarrigue et Tibulin allaient se présenter devant l'immense porte de la Gare de Paris, ornée d'une banderole à la gloire de l'oeuvre d'Amo Vible. L'auteur dût avaler rapidement sa dernière goutte de café pour ne pas les faire attendre et les reprendre en main.
Une merveille cette porte en fer de Lens forgé entièrement à la main à la fin du XVIII ème siècle. Lagarrigue fit plus particulièrement remarquer à Tibulin les sculptures en feuilles d'acompte, symbolisant les sommes partielles remises aux ouvriers avant la paye définitive, les torsades massées au schiste pour les rendre plus envoûtantes et les barres horizontales empalées façon "marquis", technique rendue populaire comme son nom l'indique par le Marquis de Sade, archisexe de formation, lors de son séjour à la célèbre prison de la Bastille.
Le gendarme et son plaignant franchirent le hall et s'annoncèrent. Amo Vible les attendait dans l'immense salle où trônaient ses "oeuvres": veaux, volailles, volatiles, ficelés avec des bandes de veau-laq puis englués dans une résine transparente. Lagarrigue ressentit comme un malaise à la vue de ces blocs...



Amo Vible ne lui laissa pas le temps de penser et vint à leur rencontre:
- Très chers amis, je vous attendais avec une telle impatience! La police dans mon installation, c'est géant, Kaht Zino mon agent est fou de joie. C'est la gloire!
- La Gendarmerie! précisa Lagarrigue. La Gendarmerie!
- C'est pareil où même mieux! Passez-moi les menottes! La presse est là!
Et à ce moment une dizaine d'énergumènes surgirent d'un réduit dissimulé par une sculpture obèse du jardinier Beau-Terreau, meute d'hirsutes armés d'appareils photos et de caméras!
Lagarrigue en fut estomaqué! Mais en gendarme d'expérience, il réagit immédiatement, posa un bras sur l'épaule d'Amo Vible et déclara:
- Messieurs, il y a un malentendu! Je suis là pour représenter le beau village de Sainte-Trique tout simplement! Il n'est ni question de menottes ni d'arrestation!



Amo Vible, au bord de la crise de nerf trépignait sur place et regardant le gendarme d'un air suppliant dit:
- Si ! Si! Arrêtez-moi! Arrêtez-moi juste une minute pour la photo!
Lagarrigue ne pipa mot.
- Juste une seconde! tenta Amo Vible. Une seconde, une toute petite seconde!
- Passons dans le bureau du commissaire d'exposition! coupa le gendarme qui commençait à avoir des difficultés à supporter les simagrées de l'excité. Montrez-nous le chemin!
Déçu, l'installateur les amena à l'étage supérieur, tapa timidement à une porte ornée d'une plaque cuivrée où l'on pouvait lire: " Directoire privé" et à la ligne inférieure: " Bureau du Haut-Commissariat de l'Art Contemporain"
Une voix au timbre oblitéré de componction répondit:
- Veuillez garder le silence et vous préparer à me rencontrer!
Lagarrigue, Tibulin et Amo Vible restèrent ainsi à faire le pied de grue pendant cinq bonnes minutes avant d'entendre le "clac" du déverrouillage de l'huis. Rencontrer le Haut Commissaire de l'Art Contemporain, cela se mérite. Enfin, ils purent entrer!
La pièce qui se présentait devant eux était immense. Une foule d'objets hétéroclites l'encombrait: une bétonnière bleue, des sacs poubelles pleins, des bottes de paill en forme de fesses, des planches criblées de clous, une cage décorée de phares de voitures avec des dés géants, oeuvre appelée par son auteur: "cage de phares à dés". Le bureau du Haut Commissaire disparaissait lui, derrière des piles de dossiers poussiéreux. Derrière ce bureau, debout, le Haut-Commissaire, immensément gros, grand et gras. Lagarrigue eut l'impression qu'il allait rencontrer une nouvelle espèce de méduse.
- Bienvenue! Messieurs en ce temple de la culture contemporaine! Salut à vous Amo Vible! Ô poète de la résine, Chancre de la société!
- Vous voulez sans doute dire "chantre"! coupa Lagarrigue.
- Non, non! L'installation pensée pour l'espace musée de la gare de Paris agit sur cet espace à la manière d'un "ordre désintégrateur" pour citer Robert Smithson, et le chancre n'est-il pas le premier symptôme de la désintégration de l'Homme avec un grand "O" et de sa sexualité avec un grand "Q"! Oui Amo Vible est bien " Le chancre las, le microbe de chambre! Le pou belle et la société applaudit son cri de désespoir!

Lagarrigue commençait à perdre patience:
- Cher Haut Commissaire, gardez vos nébuleuses théories pour les intellectuels dégénérés qui s'extasient devant des stupidités pseudo artistiques. Je suis ici pour que vous me donniez des informations sur la provenances des veaux d'Amo Vible, votre "installateur"!

Le gendarme eut alors l'impression d'avoir tenté d'assassiner son interlocuteur: ce dernier se mit à gémir, et dans un souffle qui ressemblait au dernier râle d'un agonisant, le Haut Commissaire à l'Art Contemporain murmura:

- Les veaux! Les veaux! Quel terme bassement provincial et paysan! Choisis et installés par Amo, ce ne sont plus des veaux!
- Et ce sont quoi alors? demanda Lagarrigue
- Des œuvres d'art, des chefs-d'oeuvre d'art!
- Cela est très embêtant pour vous! dit le gendarme.
- Ah? et pourquoi.
- Parce que voler des œuvres d'art coûte beaucoup plus cher que voler des veaux! Tant en années de prison qu'en dédommagement! Mettons de dix à vingt fois plus selon les juges.
Amo Vible de plus en plus nerveux prit la parole en tremblant:
- Ce ne sont que des veaux! Je veux en témoigner! Je ne suis pas...



- Taisez-vous! Hurla le Haut Commissaire qui semblait avoir repris ses esprits.
Lagarrigue fit semblant de ne pas avoir entendu:
- Et où les avez-vous trouvés? demanda le gendarme
- A Sainte-Trique!
- Nous y voilà!
Amo Vible dont la voix tremblait raconta alors comment il avait eu l'idée d'enlever les veaux de Tibulin Lagotriche...