lundi 23 avril 2012


...Du fluo et des hommes


Sur le bureau de Lagarrigue, un paquet apporté par La Poste, cette dynamique entreprise, orgueil de notre belle France. Le gendarme l'attendait certes, le paquet, pas la postière évidemment, mais sans empressement. Autour de lui, la verrière qui tenait lieu de mur pour la gendarmerie, lui rappelait désagréablement qu'il travaillait dans une véritable serre.

Serre conçue, les lecteurs de mes premières chroniques s'en souviendront, par ce génie de l'architecture mondialement reconnu pour ses créations débridées: Setaki Setoto. Un Japonais génial certes mais, outre qu'hors de prix, marqué par ses origines ataviques: son père, Atubu Tonsaké possédait une manufacture de verrerie. Bon fils, très respectueux, comme le veut la tradition au Pays du Soleil Levant, Setaki honorait son géniteur sans gêne. Devenu architecte, Setoto mettait des plaques de verre partout. Chacune de ses créations en comportaient des panneaux entiers. Ainsi, notre Japonais avait même eu l'idée de remplacer les traditionnelles plaques d'égout de Pont à Mousson par des disques de verre.
Cette idée fut considérée comme hautement écologique. Les citoyens pouvaient, tout en parcourant leur ville, se rendre compte sur quelle merde ils vivaient. Mais revenons à nos moutons...
Toute la structure du bâtiment était en verre épais. De vraies loupes à cuire sans difficultés le plus vieux des chapons ou la plus coriace et la plus vieille des poules.Et c'est ainsi que, victimes involontaires d'un nippon, les gendarmes de Sainte-Trique avaient eu droit à une serre tropicale pour centre opérationnel! La climatisation était plus adaptée, selon le qu'en dira-t-on villageois, à l'éclosion des poussins plutôt qu'au rafraîchissement des neurones ou du pastis de nos valeureux militaires.Faisant table rase de tous ces problèmes, Lagarrigue contemplait le paquet de la dimension d'un téléviseur de modèle cathodique des années 65, lorsque fleurissaient de jolies marques aujourd'hui disparues: Ribet Desjardins, Grandin, Sonneclair, La Voix de son Maître. Le gendarme rêva un moment. Finalement, il se décida. Saisissant un canif, il sectionna le ruban adhésif et souleva les rabats du carton. Ce que craignait Lagarrigue venait d'arriver. C'était là devant lui, dans la boîte: un vrai cauchemar.
Encore une idée des technocrates parisiens se dit-il. Avant on nous comparait à des poulets, maintenant on ressemblera à des poussins!
Et oui, la brigade de Sainte-Trique venait de se voir doter de gilets fluos du plus beau des jaunes, un jaune entre le jaune citron et le jaune d'or. Des gilets à porter obligatoirement dans le cadre de la lutte contre... On ne savait plus vraiment contre quoi, mais comme le ministre avait la réputation d'être un brasseur d'idées autant que de bière, les administrations sous ses ordres en faisaient les frais.
On murmurait en haut lieu qu'à chaque apéritif ministériel bien arrosé, une nouvelle directive fleuve arrivait dans les bureaux. Par chance, même si quelquefois le ministre voyait des éléphants roses, il n'avait pas encore décidé de faire repeindre les véhicules de la Gendarmerie Nationale en cette couleur! Mais selon certains, cela n'allait pas tarder.
Lagarrigue lut la circulaire ministérielle 23 456 567 publiée au Journal Officiel rubrique "Consignes de sécurité à appliquer pour sécuriser les sécurisateurs" ainsi libellée:
Vu le rapport de la Commission Parlementaire
Vu le rapport de la Commission Sénatoriale qui a revu le rapport de la Commission Parlementaire.
Vu le rapport de la Commission Parlementaire qui déclare (sic secret défense) qu'elle se moque bien des élucubrations des gâteux du Sénat.Vu le rapport de la sous-commission "Sécurité et Gilet", convoquée par erreur car elle ne s'occupe que des gilets de sauvetage.
Vu le rapport de la commission " Le jaune et la psychologie" , présidée par le Professeur Deleuf.
Vu le rapport de la commission " La psychologie du petit jaune" spécialisée dans les alcools anisés.
Vu la réunion de synthèse où toutes les commissions ont envoyé trois délégués
Vu le rapport de la commission "Le fluo est-il radio-actif".
Monsieur le Ministre a décrété que le gilet jaune-fluo serait désormais obligatoire pour chaque gendarme aussitôt qu'il franchirait la porte de son casernement ou de son bureau.
Lagarrigue sortit un à un les gilets. Ces derniers étaient soigneusement pliés et insérés dans un étui en plastique transparent. Le gendarme les compta: il y en avait un seul par gendarme! Pas un de plus, pas un de moins. La rigueur, c'est la rigueur.A contrecoeur, notre héros appela le planton et lui demanda d'insérer un gilet dans chacun des casiers de ses collègues.

Le lendemain de très bonne heure, la patrouille partit pour sa ronde habituelle. Les gilets furent enfilés en hâte alors que les gendarmes dormaient pratiquement debout.A la levée du jour, ils se postèrent à l'entrée de Sainte-Trique comme à l'habitude. Les automobilistes ralentissaient et souriaient.
Bientôt des Sainte-Triquois, à pied, vinrent voir nos gendarmes. Ces derniers sentaient dans les regards des habitants un certain amusement, voire un semblant de moquerie. Imperturbables, nos militaires continuaient à contrôler la circulation. Bientôt, autour d'eux, ce devint un véritable attroupement joyeux.
Là, les gendarmes se dirent qu'il y avait autre chose que la couleur des gilets pour amuser de sorte la population. L'un des pandores remarqua que les spectateurs venaient et portaient leurs regards sur le dos du gilet. Le gendarme enleva donc le sien et lu, imprimé au dos du gilet: "Emploi de réinsertion". Il constata que tous les gilets portaient la même inscription.
L'administration avait interverti les gilets fluos des détenus en voie de libération avec ceux des gendarmes! Les futurs libérés arboraient eux, fièrement: "Gendarmerie Nationale"...
La honte n'était pas totalement bue: un plaisantin affubla une nuit la Gendarmerie de Sainte-Trique d'une banderole où l'on pouvait lire :" Poulailler de réinsertion". Les gendarmes, beaux joueurs, ne se lancèrent pas à la poursuite du dit-plaisantin...
Mais, pendant un long temps, nos militaires n'enfilèrent leurs gilets qu'après une vérification méticuleuse, avec cette phrase évoquant l'architecte nippon dont nous avons parlé plus haut, "Setaki Sefluo!"